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Les collectionneurs sont-ils névrosés ?
Fièvre, angoisse, émoi… Pour chacun de leurs objets, ils ont eu le coup de foudre et se conduisent alors comme des amoureux transis. Un attachement pas forcément pathologique, même s’il peut faire basculer leur vie.
J’avais trouvé une superbe poupée ancienne pour une de mes clientes collectionneuse, raconte Jean-Patrick, antiquaire. Je lui propose aussi la boîte d’origine, ce qui ajoutait de la valeur à l’objet, mais elle refuse. Je lui donne alors du papier de soie pour emballer la fragile tête de porcelaine. Elle refuse encore, en s’exclamant : “Non ! Elle va étouffer !” »
Des anecdotes de ce genre, antiquaires, brocanteurs et marchands d’art en connaissent des dizaines. Depuis l’instituteur qui, sur un coup de tête, a dépensé tout le budget familial et hypothéqué sa maison pour acheter un vase chinois, jusqu’à ce fana de boîtes qui a fini par se suicider en s’enfermant dans l’une d’elles… Bien sûr, tous les collectionneurs ne sont pas des « fêlés » ! Pourtant, tous ceux qui les connaissent savent à quel point cette occupation absorbe leur temps et leur énergie, et combien la quête perpétuelle d’un nouvel objet engendre de fièvre, d’angoisse et d’émoi.
Un comportement aux multiples facettes
Même les amateurs acharnés d’objets ne parviennent pas à expliquer cette pulsion irrépressible, cet appétit insatiable d’acquisition qui régit leur existence. Sacha Guitry, grand collectionneur d’objets d’art et de manuscrits, distinguait les « collectionneurs placard » des « collectionneurs vitrine » : les premiers, introvertis et méfiants, ne montrent jamais leur collection ; les seconds, extravertis et parfois exhibitionnistes, ne parlent que d’elle. Chez tous, la passion peut se décliner de mille façons différentes : l’accumulation forcenée, le choix sélectif, les objets gros ou petits, artistiques ou utilitaires ; il y a aussi ceux qui suivent les modes ou poursuivent une collection familiale, les modérés qui dépensent peu ou les prodigues qui engloutissent leur salaire… Un point commun : tous ressentent la même excitation lorsqu’ils chinent dans une brocante, la même émotion lorsqu’ils trouvent un objet, le même désespoir quand ils ne peuvent pas l’acquérir. Un véritable comportement amoureux… D’ailleurs, ne disent-ils pas fréquemment à propos d’un objet «j’ai eu le coup de foudre»?
Tout se passe comme si, entre leurs mains, l’objet devenait vivant et aimé. « Avec lui, on peut établir une identification beaucoup plus étroite et exclusive qu’avec n’importe quel être humain, explique le commissaire-priseur et académicien Maurice Rheims dans Les Collectionneurs (Ed. Ramsay, 1981). Un objet supporte n’importe quel excès de passion, il est une sorte de chien insensible qui reçoit les caresses et les renvoie comme un miroir, fidèle non aux images réelles
mais aux images désirées. »
Les objets comme prolongement de soi
Mais d’où vient cet amour pour les objets ? Le psychanalyste américain Werner Muensterberger, auteur du Collectionneur, anatomie d’une passion (Ed. Payot, 1996),fonde son origine dans la petite enfance. A la naissance, le bébé ne fait pas la distinction entre lui et sa mère et vit avec elle un état fusionnel. Un jour, il s’aperçoit qu’elle peut s’absenter. Un véritable traumatisme. Pris d’angoisse et de peur, il tend les mains, saisit un objet et le garde près de lui. C’est l’« objet transitionnel », défini par Donald W. Winnicott comme « objet qui ne fait pas partie du corps du nourrisson et qu’il ne reconnaît pourtant pas encore complètement comme appartenant à la réalité extérieure. (in De la pédiatrie à la psychanalyse (Ed. Payot, 1989). » Cet objet – poupée de chiffon, hochet, carré de tissu, etc. – est le prolongement de l’enfant à l’extérieur. Il lui permet de soulager sa peur de la solitude. Selon Werner Muensterberger, le collectionneur retrouverait, dans chacune de ses acquisitions, le pouvoir de l’objet transitionnel.
Voilà pourquoi Jean-Claude, agent d’assurances, est passionné par les cloches : élevé dans un orphelinat, seul le son des cloches de l’église lui apportait un réconfort… Autre exemple : Balzac. Toute sa vie, il s’est ruiné pour amasser des objets de valeur. Or il ne cessait de répéter : « Je n’ai jamais eu de mère. » Son goût pour les objets contrebalançait les traumatismes d’une enfance sans amour. « Si le collectionneur est parfois névrosé, explique Maurice Rheims, ce n’est pas à cause des objets, mais en raison de la nature des sentiments qu’il leur porte. »
Une accumulation sans fin
Autre caractéristique de certains collectionneurs : l’absence de point de saturation. Même si leur goût change et si leur intérêt se déplace vers d’autres types d’objets, ils ne s’arrêtent jamais. Mais rien à voir avec ce que les psychanalystes freudiens définissent comme un « trouble obsessionnel compulsif ». « Nous sommes tous compulsifs ! explique le psychiatre Robert Neuburger. A des degrés divers, bien sûr. C’est pourquoi le “collectionnisme” n’est ni un comportement pathologique ni une maladie. On peut même dire que c’est un traitement en soi ! La preuve en est que bien des collectionneurs sont déprimés lorsqu’ils ont terminé une collection. Mais il leur suffit d’en commencer une nouvelle, et la dépression disparaît… »
Un désir qui apparaît entre 7 et 12 ans
Curieusement, dans le monde de la psy, les ressorts psychologiques du collectionneur n’ont que rarement fait l’objet d’analyses. Néanmoins, le psychologue Henri Codet leur a consacré une thèse. Il recense quatre caractéristiques psychologiques du collectionneur : le désir de possession, le besoin d’activité spontanée, l’entraînement à se surpasser et la tendance à classer. « On retrouve chez l’enfant tous ces traits spécifiques, dit-il. C’est peut-être leur survivance à l’âge adulte qui fait le collectionneur. »
C’est entre 7 et 12 ans qu’apparaissent les premiers désirs de collection. Ils correspondent au besoin de rationaliser et de classer les éléments du monde extérieur pour en prendre intellectuellement possession. C’est aussi le premier moyen de se mesurer au monde des adultes. En principe, à la puberté, ces tendances disparaissent. Mais si elles continuent de se manifester à l’âge adulte, c’est avec un élément supplémentaire : la passion. D’où la véritable
« collectionnite ».
Les objets auraient-ils une âme ?
Quel que soit le type de collection, chaque objet a un sens particulier pour son possesseur. C’est pourquoi la ferveur qu’il attache aux objets n’a pas forcément de rapport avec leur rareté ou leur valeur marchande. Il s’agirait en fait d’une projection de son psychisme. Par exemple, amasser des petites voitures ou des poupées peut traduire un attachement à l’enfance (une forme de régression qui trouve alors un exutoire dans la collection) ; réunir des affiches de Mai 68 peut témoigner d’une fixation à un passé vécu et à une période très marquée dans l’inconscient collectif ; rechercher avec avidité des objets Louis XVI peut être une façon de se réfugier dans l’Histoire pour s’isoler et perdre le sentiment du temps présent.
Toutefois, on peut se demander si cette quête perpétuelle d’acquisition n’est pas une tentative de restaurer l’image de soi en la complétant sans cesse d’éléments nouveaux. Collectionner pourrait alors être considéré comme une valorisation narcissique.
Quand les accros perdent pied
Très rares sont les collectionneurs qui s’estiment « enfermés » dans un carcan d’objets divers qui se multiplient à l’infini. « La grande majorité d’entre eux se sent libre et heureuse, assure l’ethnologue Claude Frère-Michelat. Ils sont fiers de leur passion, de connaître à fond leur sujet, de faire œuvre de protection d’un patrimoine culturel. » Ce qui confirmerait l’hypothèse de la valorisation narcissique. Mais que penser de ceux qui rendent la vie de leurs proches insupportable ? « Leur comportement devient dangereux lorsque la collection-traitement a dépassé son but, poursuit Robert Neuburger. L’aspect passionnel prend le dessus, et ils perdent toute notion de réalité. Ce sont des cas rares, bien sûr. Quant aux collectionneurs “normaux”, même s’ils ne souffrent pas d’une maladie, ils ne guérissent pas du “collectionnisme”. C’est une véritable dépendance. Un peu comme l’alcoolisme. A la différence que cette assuétude est plutôt sympathique. »
Freud : Il saluait sa statue chinoise tous les matins
Pendant trente ans, tous les mercredis, Freud a fait le tour des marchands d’antiquités pour compléter sa collection qui, disait-il, lui procurait un très grand délassement. Il possédait quelque 2 000 objets issus de diverses civilisations méditerranéennes disparues (égyptiens en grande majorité, grecs, étrusques, romains) et quelques vieilleries chinoises à l’authenticité douteuse, dont une figurine trapue « qui avait l’honneur de figurer seule sur la partie droite de son bureau et que Freud devait saluer tous les matins », a raconté sa gouvernante. Selon Robert Neuburger, sa fascination pour les objets anciens provient de son identification à l’archéologue Heinrich Schliemann (le découvreur de Troie), et de sa passion pour les héros de l’Antiquité. Aussi peut-on penser qu’il collectionnait plus les symboles que les objets. Et c’est dans une urne de sa collection que Freud a souhaité que soient déposées ses cendres après sa mort.
Témoignages de collectionneurs
Jean-Paul Favand, directeur du musée des Arts forains : “J’ai même engagé des professionnels du renseignement pour retrouver un manège perdu après la guerre !”
« Ma mère était une collectionneuse inconditionnelle : elle a rassemblé des objets dans plus de cent domaines différents ! Et je la suivais souvent. Plus tard, comme j’étais metteur en scène et comédien, j’ai recherché des objets du spectacle. Je suis devenu antiquaire à 21 ans, en me spécialisant dans les “curiosités”. Lorsque je suis parti de chez mes parents, j’ai laissé tous mes objets chez eux car j’avais l’impression que ce serait une partie de moi qui resterait… Depuis, j’ai surtout collectionné des objets qui me “parlent”. Pour tous les collectionneurs, les objets ont un langage qui fait résonner un point précis de leur personnalité. Par exemple, je possède la plus importante collection d’objets de sorcellerie européens ainsi qu’une belle collection de cannes de cérémonies, pleines de symboles. Des objets magiques ! Chercher un objet est une véritable chasse au trésor. Actuellement, je tente de retrouver l’un des plus beaux manèges du monde, perdu après la guerre, et j’ai même mis des professionnels du renseignement sur le coup… En créant un musée, j’ai cassé la démarche du collectionneur qui, en principe, ne montre pas ses possessions. En outre, cela m’aide à ne pas trop m’attacher aux objets. Tant de collectionneurs ont fini par disjoncter ! Cela dit, continuer d’entretenir cette soif d’accumulation, même si j’essaie d’y échapper, m’empêche de me sentir vraiment libre… »
Fabrice Dulhoste, chef de groupe-gestion : “Lorsque je pars en vacances, j’emporte toujours mes masques rituels africains”
« Tout a commencé en Afrique. J’étais très jeune et mon père était diplomate au Burundi. Un jour, des Africains nous ont proposé des objets d’art. C’étaient de vulgaires reproductions pour touristes… mais ça nous a donné envie de rechercher de véritables objets anciens. Depuis, je n’ai jamais arrêté. Seuls les objets cérémoniels m’intéressent, notamment les statues et les masques rituels. Ils sont très difficiles à trouver, même en Afrique ; la plupart de ceux que je possède ont été rapportés en Europe au début du siècle. Si on me propose un objet, je suis capable de sauter dans ma voiture et de faire mille kilomètres. J’ai même parfois pris l’avion pour, finalement, ne découvrir que des faux… J’ai deux petites statuettes yombé (du Congo) qui m’ont coûté une fortune, et il a fallu que je négocie pendant un an et demi avec les propriétaires avant de pouvoir les acquérir ! Lorsque nous nous sommes mis d’accord, j’ai été envahi par une émotion extraordinaire, et j’éprouve toujours le même plaisir à les regarder aujourd’hui. A la maison, les objets ne restent jamais à la même place et je ne m’en lasse pas car je découvre toujours en eux quelque chose de nouveau. Lorsque je pars en vacances, je les emporte avec moi et les dispose là où je m’installe. Toute la famille s’y est habituée et ne peut m’imaginer sans mes objets. Peut-être mon fils, qui a aujourd’hui 5 ans et reconnaît déjà des objets dans les catalogues, reprendra-t-il le flambeau ? »
Philippe Anginot, directeur du musée de la Sardine à Sète : “Mon sujet de doctorat : la sardine dans l’imaginaire méditerranéen”
« Dans les années 70, j’étais étudiant à Tours lorsque l’on m’a donné une boîte de sardines qui était une véritable relique. Elle devait dater de l’entre-deux-guerres. J’en suis tombé amoureux ! L’étiquette représentait un pêcheur qui s’éloigne sur sa barque et dit au revoir à sa femme. Près d’elle, derrière un rocher, un type fume sa pipe en la regardant d’un air gaillard… Je me suis alors demandé si on pouvait trouver d’autres messages de ce genre sur d’autres étiquettes. Et j’en ai trouvé ! Pendant dix ans, j’ai été un collectionneur acharné. Il m’est arrivé de faire ouvrir une épicerie espagnole à l’heure de la sieste pour acheter une boîte vide exposée dans la vitrine ! Puis j’ai obtenu une bourse pour faire un doctorat d’ethnologie sur “La dimension de la sardine dans l’imaginaire méditerranéen”. J’étais le premier “sardinologue” de France… Enfin, j’ai créé un musée, avec l’aide de la ville de Sète. Peu de gens se rendent compte de l’importance de ce poisson dans notre culture : il a été le symbole du christianisme pendant quatre siècles ! Aujourd’hui, je possède plus de 1 000 pièces, et ce n’est pas fini. »
Claire Gallois, romancière : “Je suis très sélective mais, de toute façon, un ange laid, ça n’existe pas”
« Toute petite, j’étais fascinée par deux anges en marbre qui se trouvaient dans l’entrée de l’appartement de mes parents. Et cela a duré des années. Ils représentaient le pouvoir de s’envoler, la liberté. Or je suis très sensible à l’enfermement. Il y a une dizaine d’années, lors du partage de l’héritage familial consécutif au décès de mes parents, les anges m’ont été dévolus par tirage au sort. J’ai alors décidé de commencer une collection d’anges. Mais pas n’importe lesquels. Je suis très sélective et je ne choisis que des objets en matière noble : pierre, bois, métaux. Jamais de plastique ! J’ai toujours fréquenté assidûment les brocantes, parce que j’aime tout ce qui témoigne du temps passé. Aussi ai-je pu me constituer une collection de très beaux anges. De toute façon, un ange laid, ça n’existe pas… Je n’étais pas obsédée par ma collection, mais j’éprouvais un réel plaisir à chaque fois que je découvrais un nouvel objet. Hélas, les anges sont devenus à la mode. Lorsque j’ai vu qu’il y en avait partout, y compris sur les serviettes en papier, j’en ai eu assez. Aujourd’hui, je ne veux plus de collection. Le parcours normal d’une vie, n’est-ce pas de se défaire des choses ? »
Chiffres
Les collectionneurs se répartissent en 73 % d’hommes et 27 % de femmes.
50 % ont commencé leur collection entre 4 et 15 ans.
La majorité des collectionneurs y consacrent de 5 à 20 % de leur budget.
9 % pensent que c’est une façon de placer de l’argent.
90 % s’occupent régulièrement de leur collection, mais le temps passé varie de 10 à 100 % du temps de loisir total.
60 % acceptent de montrer leur collection à leurs amis, 20 % de temps en temps, 20 % jamais.
Source : “Eh bien ! J’aimerais mieux la voir mourir !” de C. Frère-Michelat (Coll. « Passion », musée d’Ethnographie, Neuchâtel, 1982).